Le cas de l'attiéké, plat emblématique de la Côte d'Ivoire, révèle des enjeux complexes liés à la mondialisation et à la protection du patrimoine africain face à l'industrialisation étrangère, notamment chinoise. Ce phénomène soulève des questions d'intelligence économique, de valorisation des savoir-faire locaux et d'équilibre des échanges commerciaux.
L'attiéké : d'un patrimoine local à une cible mondiale
Historiquement produit de manière artisanale par les femmes en Côte d'Ivoire, l'attiéké a vu sa renommée croître, particulièrement au sein de la diaspora africaine. Cette popularité a attiré l'attention d'acteurs industriels, notamment chinois, qui ont identifié un marché de niche peu protégé et à forte demande (UNESCO, 2024). Bien que l'attiéké des lagunes ait été enregistré comme Indication Géographique Protégée (IGP) et marque collective par l'Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle (OAPI) en 2023 pour 17 pays africains, cette protection demeure limitée à l'échelle internationale, laissant la porte ouverte à l'utilisation libre de son nom et de son procédé en dehors de la juridiction de l'OAPI (BBC Afrique, 2023).

Les raisons de l'industrialisation chinoise de l'attiéké
Plusieurs facteurs expliquent l'implication rapide de la Chine dans la production industrialisée de l'attiéké :
- Protection juridique limitée : L'absence de reconnaissance internationale de l'IGP de l'attiéké facilite son appropriation par des producteurs étrangers, notamment chinois, qui peuvent ainsi commercialiser des produits sous cette appellation sans respecter les méthodes traditionnelles (BBC Afrique, 2023).
- Demande croissante de la diaspora : La demande d'attiéké est en hausse en Europe et en Amérique du Nord. Les entreprises chinoises exploitent ce marché en proposant des versions industrialisées, souvent moins chères et plus rapides à préparer, répondant ainsi aux besoins de ces consommateurs (Xinhua Net, 2022).
- Accès stratégique au manioc : La Chine est un grand producteur de manioc et importe également cette matière première d'Afrique. Grâce à une automatisation avancée, une main-d'œuvre à faible coût et une logistique efficace, elle peut produire de l'attiéké à des prix très compétitifs, parfois jusqu'à 50% moins cher que les artisans ivoiriens (FAO, 2021).
- Présence stratégique en Afrique : À travers des initiatives comme le Forum sur la Coopération Sino-Africaine (FOCAC) et le développement de zones économiques spéciales, la Chine déploie des stratégies industrielles qui lui permettent de reproduire des chaînes de valeur africaines, y compris dans le secteur agroalimentaire (FOCAC, 2021).
Une stratégie d’intelligence économique maîtrisée
Les entreprises chinoises ont démontré une maîtrise de l’intelligence économique, caractérisée par :
- Une veille terrain approfondie : Elles observent les marchés ouest-africains, notamment à Abidjan, Accra et Lagos, pour analyser les habitudes de consommation de l’attiéké.
- Une reproduction industrielle efficace : La production est ensuite industrialisée en Chine ou dans des usines africaines sous capitaux chinois.
- Une distribution ciblée : La commercialisation se fait via la diaspora et les réseaux de commerce informel, comme les marchés de Yiwu et des ports stratégiques tels que Djibouti ou Mombasa.
Impacts sur l'Afrique de l'Ouest
L'industrialisation de l'attiéké par des entreprises étrangères a des conséquences significatives pour l'Afrique de l'Ouest :
- Concurrence déloyale : L'afflux de produits industrialisés chinois à bas prix inonde les marchés, entraînant une chute des ventes pour les producteurs artisanaux, en particulier les femmes rurales ivoiriennes (The Africa Report, 2023).
- Perte de contrôle culturel et dévalorisation du savoir-faire : L'utilisation du nom "attiéké" sans respect des procédés traditionnels risque d'effacer l'identité culturelle du produit original. Les jeunes consommateurs ou ceux de la diaspora, privilégiant le prix et la rapidité, pourraient délaisser les méthodes artisanales, menaçant la transmission des savoir-faire ancestraux.
- Dépendance économique accrue : Le cas de l'attiéké illustre la vulnérabilité des économies africaines qui exportent des matières premières brutes mais importent des produits transformés, freinant le renforcement des chaînes de transformation locales (African Development Bank, 2024).
Vulnérabilités de l'Afrique malgré les avancées
Malgré l'obtention de l'IGP pour l'attiéké des lagunes, l'Afrique demeure vulnérable pour plusieurs raisons :
- Faible structuration en intelligence économique : L'IGP de l'attiéké est une avancée, mais de nombreux autres produits stratégiques africains manquent encore d'un cadre de veille, de protection juridique ou de valorisation économique à l'échelle régionale et internationale.
- Réactivité politique insuffisante : Le temps nécessaire pour obtenir l'IGP de l'attiéké (lancé en 2019 et obtenu en 2023) met en lumière la lenteur des processus de protection juridique. Les filières artisanales manquent souvent d'un soutien institutionnel rapide pour accéder à des outils de protection comme les marques collectives.
- Normes sanitaires inégalement appliquées : L'insuffisance des contrôles sur les produits importés permet à des produits industrialisés de qualité parfois douteuse d'inonder les marchés locaux, sapant les efforts de labellisation des produits locaux (ECOWAS, 2022).
- Modèle agro-industriel extraverti : L'agro-industrie africaine reste majoritairement orientée vers l'exportation de matières premières brutes (comme le manioc), limitant le développement de filières de transformation locales et laissant le champ libre aux acteurs étrangers (UNCTAD, 2023).
Des solutions concrètes pour la souveraineté de l'attiéké
Pour transformer l'attiéké en un symbole de souveraineté alimentaire, économique et culturelle africaine, plusieurs pistes de solutions sont essentielles :
- Faire respecter l'IGP "Attiéké des lagunes" : L'IGP doit devenir un outil actif de défense commerciale. Il est crucial de surveiller les usages frauduleux, en particulier sur les marchés internationaux, et d'interdire l'utilisation du nom "attiéké" pour des produits ne respectant pas les méthodes traditionnelles définies dans le cahier des charges (OAPI, 2023).
- Renforcer l'industrialisation locale sous contrôle africain : Les États africains doivent soutenir la création d'unités de transformation modernes, alliant technologie et respect des savoir-faire. Ces infrastructures, gérées par des coopératives locales ou des PME africaines, permettraient d'accroître la compétitivité tout en préservant la qualité artisanale.
- Valoriser l'attiéké artisanal par la communication : Une campagne de sensibilisation nationale et panafricaine est nécessaire pour promouvoir les atouts de l'attiéké traditionnel : qualité, authenticité, bienfaits pour la santé et valeur patrimoniale. Cela implique des labels visibles, des récits culturels et une mobilisation des médias, de la diaspora et des influenceurs culinaires africains (African Union, 2023).
- Mettre en place un cadre réglementaire rigoureux : Il est urgent d'harmoniser et de renforcer les normes sanitaires et douanières sur les produits importés. Des contrôles stricts sont nécessaires pour garantir que seuls les produits conformes aux standards locaux et respectueux de la santé publique soient autorisés sur les marchés.
- Mobiliser l'intelligence économique et la diplomatie commerciale : Dans les forums internationaux comme le FOCAC, les pays africains doivent exiger la reconnaissance et la protection de leurs produits traditionnels. Ils devraient également conditionner certains partenariats à des transferts de technologie et promouvoir une coopération équitable dans les secteurs alimentaires et culturels (FOCAC, 2021).
Le défi n'est pas d'interdire les copies, mais de transformer l'attiéké en un modèle de souveraineté pour l'Afrique.