Alors que les tensions commerciales entre Washington et Pékin atteignent un nouveau pic, avec des droits de douane américains sur plusieurs exportations de produits chinois dépassant 54 %, l’Afrique se retrouve, une fois de plus, dans une position inconfortable : à la fois terrain de manœuvre stratégique et victime collatérale.

La trêve commerciale provisoire entre les États-Unis et la Chine, qui expire le 14 août 2025, n’a pas suffi à dissiper les incertitudes qui planent sur les économies africaines. Plusieurs pays émergents du continent, bien que divers dans leur structure économique et leur orientation diplomatique, affrontent un même dilemme : comment résister aux chocs externes tout en capitalisant sur leur position géopolitique ?

Afrique du Sud : entre ambitions géopolitiques et contraintes économiques

Membre fondateur des BRICS et première puissance industrielle du continent africain, l'Afrique du Sud se trouve à un carrefour stratégique. Sa relation commerciale avec la Chine est significative, avec des exportations s'élevant à 29,5 milliards de dollars en 2023, principalement dans les secteurs de l'or, du minerai de fer et du chrome.  Cependant, cette dépendance expose le pays aux fluctuations de la demande chinoise, notamment en ce qui concerne les minerais stratégiques.

Par ailleurs, la relation avec les États-Unis, notamment à travers l'African Growth and Opportunity Act (AGOA), est devenue incertaine. Les récentes tensions diplomatiques ont conduit à l'imposition de tarifs douaniers de 31 % sur certains produits sud-africains, remettant en question les avantages de l'AGOA pour le pays . Cette situation menace particulièrement les industries automobile et agroalimentaire, qui bénéficiaient de l'accès préférentiel au marché américain.

Sur le plan intérieur, l'Afrique du Sud fait face à des défis économiques majeurs. Le taux de chômage reste élevé, atteignant 31,9 % au quatrième trimestre de 2024 . La dette publique a également augmenté, représentant 75,1 % du PIB en septembre 2024, ce qui limite la marge de manœuvre budgétaire du gouvernement .

Néanmoins, des opportunités se présentent. La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) offre une plateforme pour diversifier les partenaires commerciaux et renforcer les exportations intra-africaines. De plus, investir dans la transformation locale des minerais pourrait positionner l'Afrique du Sud comme un acteur clé de la transition énergétique mondiale. Reste que la dette publique (75,1 % du PIB en septembre 2024) et la volatilité du rand limitent la marge de manœuvre budgétaire.

En conclusion, l'Afrique du Sud navigue entre ses ambitions géopolitiques et les réalités économiques internes. Pour assurer une croissance durable, le pays devra diversifier ses partenariats commerciaux, renforcer son industrie locale et adopter des politiques économiques prudentes face aux incertitudes mondiales.

Maroc : le pivot stable du Maghreb

Fort d’un positionnement géostratégique entre l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient, le Maroc tire son épingle du jeu. L’économie est résiliente, portée par les secteurs des phosphates, de l’automobile et des énergies renouvelables. Le Royaume bénéficie d’accords bilatéraux solides, tant avec l’Union européenne (50 % du commerce extérieur) qu’avec les États-Unis (ALE) et la Chine (investissements directs). La Chine a renforcé sa présence économique au Maroc, devenant son troisième fournisseur depuis 2007. En 2023, les échanges commerciaux entre les deux pays ont atteint près de 8 milliards de dollars.

Les risques ? La baisse significative des prix mondiaux des phosphates, chutant de 56% par rapport à leur pic de 2023, corrélée à la demande chinoise et la dépendance aux composants électroniques d’origine asiatique, cruciaux pour l’industrie automobile. En effet le Maroc s'est imposé comme un hub automobile en Afrique, avec des exportations en hausse de 38 % au premier semestre 2023, atteignant 7,5 milliards d'euros.

Toutefois, face à ces changements critiques, Rabat pour renforcer sa résilience, accélère ses projets solaires et logistiques, en particulier au Sahel, et se positionne comme un hub d’exportation vers l’Afrique subsaharienne. Cette stratégie sud-sud, articulée à la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), vise à ancrer durablement le Maroc comme pivot économique du continent.

Côte d’Ivoire : croissance robuste, mais vulnérabilités persistantes

Premier producteur mondial de cacao, la Côte d’Ivoire maintient une trajectoire de croissance soutenue. Pour l'année 2025, les prévisions varient entre 6,3 % selon la Banque africaine de développement et 7 % d'après les annonces officielles du président Alassane Ouattara . Cette performance repose sur la solidité du cadre macroéconomique, la stabilité politique et une gestion rigoureuse des finances publiques, avec un ratio dette/PIB maintenu à 56 %, en dessous du seuil communautaire de 70 % .

L'économie ivoirienne demeure fortement tributaire de ses exportations agricoles, notamment le cacao, qui représente environ 31,7 % des exportations totales . Toutefois, la campagne cacaoyère 2023/2024 a connu une baisse de production de l'ordre de 25 %, en raison de conditions climatiques défavorables et de maladies affectant les cultures . Cette situation a entraîné une flambée des prix mondiaux du cacao, atteignant jusqu'à 10 000 dollars la tonne, poussant les autorités à augmenter le prix minimum garanti aux planteurs de 1 000 à 1 500 francs CFA par kilo .

Par ailleurs, la Côte d'Ivoire est exposée aux fluctuations de la demande mondiale. Une baisse du pouvoir d'achat dans des marchés clés, comme la Chine, pourrait affecter les exportations agricoles. De plus, les tensions commerciales internationales, notamment entre les États-Unis et la Chine, pourraient rediriger les flux agroalimentaires vers l'Afrique, perturbant les équilibres locaux.

La diversification industrielle progresse lentement. Des initiatives, telles que le développement de l'agro-industrie, sont en cours, avec des investissements soutenus par le gouvernement et des partenaires internationaux . Cependant, des défis subsistent, notamment le coût élevé des équipements, la disponibilité des matières premières et les effets du changement climatique.

Le port d'Abidjan, principal hub logistique du pays, a bénéficié de modernisations récentes, incluant l'inauguration d'un deuxième terminal à conteneurs en 2021, augmentant sa capacité à 1,5 million d'EVP . Ces améliorations renforcent la position d'Abidjan comme plaque tournante régionale, facilitant les échanges commerciaux avec les pays voisins.

Pour renforcer sa résilience économique, la Côte d'Ivoire mise sur plusieurs axes :

Si la Côte d’Ivoire maintient une dynamique de croissance enviable, la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine redéfinit les équilibres mondiaux dont elle dépend. Les tensions sino-américaines pourraient détourner des flux agroalimentaires vers l’Afrique, bouleversant les marchés locaux et accentuant la pression sur une économie encore fortement tributaire des exportations agricoles. Dans ce contexte incertain, la nécessité d’une diversification industrielle, d’une souveraineté logistique renforcée et d’une stratégie d’anticipation des chocs externes devient cruciale pour préserver la résilience du modèle ivoirien à moyen terme.

Rwanda : neutralité stratégique et ambitions numériques

Avec une croissance économique moyenne de 7,3 % entre 2004 et 2023, le Rwanda s'affirme comme un modèle de transformation en Afrique de l'Est. En 2023, le pays a enregistré une croissance de 8,2 %, portée par une expansion remarquable de 35 % du secteur des technologies de l'information et de la communication (TIC) . Cette performance reflète la volonté de Kigali de devenir un hub technologique régional.

Le Rwanda a investi massivement dans les infrastructures numériques. Le lancement du Centre pour les infrastructures publiques numériques (DPI) en février 2025 illustre cet engagement, visant à développer des systèmes numériques inclusifs et interopérables . Par ailleurs, le projet Kigali Innovation City ambitionne de créer un écosystème technologique intégrant universités, incubateurs et entreprises sur 70 hectares.

Malgré ces avancées, l'économie rwandaise reste vulnérable aux chocs externes. La demande mondiale en minerais tels que le coltan et l'étain, essentiels pour l'industrie technologique, influence directement les recettes du pays. Des rapports indiquent que des groupes armés, soutenus par le Rwanda, contrôlent une partie de l'exploitation de ces minerais en République démocratique du Congo, les exportant ensuite vers le Rwanda.

Face aux tensions sino-américaines, le Rwanda adopte une diplomatie proactive pour attirer des investissements alternatifs. Le pays a rejoint l'initiative Digital Foreign Direct Investment (DFDI) en 2022, visant à attirer plus de 819 millions de dollars d'investissements numériques d'ici 2035 . Des partenariats avec Singapour, l'Union européenne et les États-Unis sont également en cours pour renforcer le secteur technologique.

En conclusion, le Rwanda mise sur la neutralité stratégique et l'innovation numérique pour s'imposer comme un acteur clé en Afrique de l'Est. Cependant, la dépendance aux minerais et les tensions géopolitiques régionales soulignent la nécessité d'une diversification économique et d'une gestion proactive des risques pour assurer une croissance durable.

Nigeria : entre vulnérabilités économiques et perspectives de diversification

Malgré son statut de plus grande économie africaine en termes de PIB, le Nigeria traverse une période économique tumultueuse. En décembre 2024, le taux d'inflation a atteint 34,8 %, son niveau le plus élevé en près de trois décennies, principalement en raison de la hausse des prix des denrées alimentaires et de l'énergie . Cette inflation galopante, exacerbée par la suppression des subventions sur les carburants et la dévaluation du naira, a entraîné une baisse significative du pouvoir d'achat des ménages.

La dette extérieure du pays a également augmenté, atteignant 43 milliards de dollars au troisième trimestre de 2024, avec des projections indiquant qu'elle pourrait atteindre 45,1 milliards de dollars d'ici la fin de l'année. Cette augmentation de la dette, combinée à une dépendance persistante aux exportations de pétrole, qui représentent environ 80 % des revenus du gouvernement , rend l'économie nigériane particulièrement vulnérable aux fluctuations de la demande mondiale, notamment de la part de la Chine.

Le secteur informel, qui constitue une part importante de l'économie intérieure, est également affecté par la hausse des coûts des biens importés, réduisant la capacité des petites entreprises à maintenir leurs activités.

Cependant, des opportunités émergent. Le Nigeria cherche à diversifier son économie en investissant dans les secteurs du gaz naturel et de l'énergie solaire. De plus, le pays envisage de renforcer son rôle dans la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) et de développer le corridor Lagos-Cotonou pour stimuler le commerce régional. Néanmoins, des défis majeurs subsistent, notamment la corruption, l'insécurité et des infrastructures insuffisantes, qui entravent l'attractivité du pays pour les investisseurs étrangers.

En conclusion, le Nigeria se trouve à un carrefour critique, confronté à des défis économiques majeurs tout en explorant des voies de diversification. La réussite de ces initiatives dépendra de la capacité du pays à mettre en œuvre des réformes structurelles, à renforcer la gouvernance et à investir dans des infrastructures essentielles pour soutenir une croissance économique durable.

Bénin : petit pays, grandes ambitions logistiques

Le Bénin, avec une croissance économique estimée à 6 % en 2024, s'affirme comme un acteur logistique clé en Afrique de l'Ouest. Cette dynamique est portée par des investissements massifs dans le port de Cotonou, qui traite environ 90 % du commerce extérieur du pays et sert de point d'accès stratégique pour des nations enclavées telles que le Niger, le Burkina Faso et le Mali.

Le port de Cotonou est au cœur d'un ambitieux programme de modernisation. Un plan d'investissement de 165 millions d'euros, soutenu par des financements de la Banque africaine de développement (80 millions d'euros) et de l'International Finance Corporation (20 millions d'euros), vise à augmenter de 33 % la capacité du terminal à conteneurs. Les travaux incluent l'agrandissement des quais, l'installation de nouvelles grues, l'extension des zones de stockage de 15 hectares, la construction d'un terminal vraquier de 20 hectares et l'aménagement d'une zone logistique de 40 hectares. Ces améliorations devraient permettre au port d'atteindre une capacité annuelle de 20 millions de tonnes d'ici 2030, renforçant ainsi son rôle stratégique dans la région.

Le Bénin entretient des relations économiques étroites avec le Nigeria, son principal partenaire commercial. Selon une étude de l'Institut national de la statistique béninois (Instad), le Nigeria représente 93 % des importations informelles et 76 % des exportations informelles du Bénin. Cette forte dépendance expose le pays à des risques de contagion économique en cas de perturbations au Nigeria.

Par ailleurs, les tensions commerciales sino-américaines affectent l'importation de biens manufacturés, pilier du commerce informel local, en raison de la hausse des coûts et des incertitudes logistiques.

Face à ces défis, le Bénin mise sur la diversification de son économie. Le pays développe son agro-industrie, notamment dans les filières du coton, du soja et de l'anacarde, qui représentent respectivement 49 %, 12,5 % et 11 % des exportations en 2023.

Le gouvernement béninois cherche également à attirer des investissements directs étrangers, en particulier européens, pour soutenir cette diversification. L'intégration à la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) est perçue comme une opportunité pour élargir les marchés d'exportation et renforcer la résilience économique du pays.

Face à tout cela, le Bénin adopte une diplomatie économique pragmatique, équilibrant ses relations avec des partenaires tels que la Chine et l'Union européenne. Cette approche vise à maximiser les opportunités d'investissement et de coopération, tout en minimisant les risques liés aux tensions géopolitiques mondiales.

Le Bénin, bien qu'étant un acteur de taille modeste sur le plan continental, fait preuve d’un volontarisme stratégique remarquable. En misant sur la modernisation de ses infrastructures portuaires, la montée en gamme de ses filières agro-industrielles et une diplomatie économique plurielle, le pays ambitionne de devenir un carrefour logistique incontournable en Afrique de l’Ouest.

Mais cette trajectoire ascendante reste exposée à des fragilités persistantes : une dépendance marquée au voisin nigérian, des vulnérabilités face aux perturbations des chaînes d’approvisionnement mondiales, et une exposition indirecte aux tensions sino-américaines via les fluctuations du commerce manufacturé. Dans ce contexte, la résilience du modèle béninois dépendra de sa capacité à intégrer pleinement la ZLECAf, à sécuriser des investissements diversifiés et à approfondir l’ancrage régional de ses stratégies logistiques. Cotonou devra conjuguer ambition, prudence et agilité pour transformer sa position géographique en levier géoéconomique durable.

Une Afrique sous pression, mais pas sans levier

Dans cette nouvelle phase de guerre économique sino-américaine, l’Afrique ne se contente plus du rôle de spectatrice passive : elle devient un espace stratégique disputé, où chaque pays tente de défendre ses marges de manœuvre sans tomber dans l’alignement idéologique.

  • Le Maroc s'impose comme un acteur stable et diversifié, tirant profit de ses accords bilatéraux pluriels (UE, Chine, USA) pour naviguer avec agilité entre les blocs, tout en renforçant sa projection continentale via la logistique et les énergies renouvelables.
  • Le Rwanda, par sa taille maîtrisée et sa diplomatie technologique, devient un hub numérique émergent, misant sur l'attractivité des investissements tiers (UE, Singapour, USA) pour tirer avantage de la rivalité globale sans y être submergé.
  • Le Nigeria, malgré son poids économique, reste freiné par des déséquilibres internes profonds — inflation, insécurité, dépendance pétrolière — qui le rendent vulnérable à tout choc externe, notamment en provenance de la Chine.
  • L’Afrique du Sud, fragilisée par un chômage structurel élevé, une dette croissante et une industrie dépendante, peine à préserver ses avantages compétitifs face au ralentissement chinois et à une possible fin de l’AGOA.
  • Le Bénin, parie sur une logistique régionale intelligente et une diplomatie équilibrée, mais devra sécuriser ses approvisionnements et réduire sa dépendance au Nigeria pour renforcer sa résilience.
  • La Côte d’Ivoire, forte d’une croissance dynamique et d’une position géographique clé, pourrait devenir un centre agro-industriel régional, si elle parvient à diversifier ses débouchés et à réduire sa vulnérabilité aux cycles de la demande mondiale.

L’heure est à la lucidité stratégique.

Les pays africains qui réussiront à multiplier leurs partenariats, monter en gamme dans la chaîne de valeur et intégrer intelligemment la ZLECAf sauront transformer les turbulences du monde en opportunités d’autonomisation économique. Dans ce nouveau grand jeu géo-économique, la neutralité active et la diversification des alliances sont plus que jamais des atouts.